Un Psy et Coach à Nantes
Frédéric LE MOULLEC
Souffrance
Il est plutôt bienvenu d’aller mal, quand on ne va pas bien. On souffre nerveusement quand on ne va pas dans le sens de ce qui nous fait vivre, quand on ne se coule pas dans le mouvement de la Vie qui nous traverse, quand on ne se met pas en accord avec soi et avec son environnement, les deux ensemble. Que se passerait-il si rien ne venait nous le rappeler ?
La souffrance nerveuse n’est que le rappel à l’ordre naturel des choses.
Entendons-nous bien sur la souffrance nerveuse :
La peur ne fait pas souffrir, elle fait fuir ;
La colère ne fait pas souffrir, elle fait lutter ;
La déprime ne fait pas souffrir, elle fait se recroqueviller.
Tous ces états émotionnels cherchent, chacun à leur manière, à nous sauver la vie, à nous protéger de ce que nous avons appris de façon si peu lucide — et c’est bien là que le bât blesse — être comme des dangers vitaux immédiats. Nos états émotionnels ne sont qu’une réponse à ces idées toutes faites, alarmistes et figées, seulement défensives, et une tentative d’adaptation à la desperado. Ces réactions ne nous font pas vivre mais survivre — sous-vivre serait sûrement plus juste. Elles ne sont pas faites pour durer, mais elles dureront tant qu’elles auront de bonnes raisons de se manifester. Contrairement à l’idée reçue, il n’y a pas plus rationnel que nos émotions. Elles répondent au doigt et à l’œil de nos pensées. On ne peut pas en dire autant de nos pensées justement, le plus souvent trop partielles, trop certaines et trop subjectives pour nous permettre d’appréhender le réel tel qu’il est sans trop de dommages, pour être vraiment rationnelles. À qui répondent-elles ou plutôt qui, en nous, en répond vraiment de ces « pensées culs-de-sac » (1) ?
Si nous souffrons nerveusement, ce n’est pas du fait de ces réactions émotionnelles, non, mais d’abord du fait que nous refusons de les vivre pour ce qu’elles sont. Nous nous en défendons, avec nos « pensées culs-de-sac » justement. Elles sont bien là pourtant, en attendant qu’elles n’aient plus besoin de se manifester. C’est ainsi que de simples peurs ou inquiétudes peuvent se transformer en crises de panique ou en angoisses. Nos émotions sont bien souvent les premières victimes de notre mode de fonctionnement spontané inepte, et c’est la fameuse peur de la peur qui se déclare.
Ensuite, et ce n’est pas le moindre, parce que nos idées toutes faites sur les choses (toujours ces fameuses «pensées culs-de-sac») nous détournent du sens de ce qui nous traverse, nous empêchent d’aller au plus simple — affronter le réel tel qu’il est — et de nous laisser aller, d’aller bien, «en tout cas» comme le disait si bien encore le poète Henri Michaux.
Deux choses, donc, fondamentales :
Une, « essayer de se tenir, dans l’inquiétude, sans se soumettre » (2), littéralement résister — se tenir et se tenir encore là où l’on est réellement, ici et maintenant, dans ce que l’on éprouve, sans bouger d’un pouce — jusqu’à devoir se révolter parfois — faire volte-face — quand on est allé jusqu’à tourner le dos à ses émotions comme à soi-même ; ce résister-là comme ce révolter-là n’ont rien à voir avec le fait de s’opposer ou de lutter, non, mais plutôt avec le fait de prendre place dans ce qui est et qui s’impose à nous. Il n’est pas dans notre pouvoir de le changer.
Deux, observer, juste cela, puis se laisser trouver le sens toujours mouvant de ce qui nous fait vivre, où réside en soi l’ordre naturel et continu des choses, en laissant son esprit vagabonder, s’adonner à la rêverie, en le sentant et non en le pensant ou alors « pour échapper »(1). Car c’est une affaire de sens et non de mental. En grec ancien, le mot (noein) que l’on traduit par penser voulait d’abord dire “flairer”. Le mot penser vient du latin pensare et veut dire quant à lui “peser” (littéralement “laisser pendre les plateaux de la balance”). Mais « Penser n’est pas une fonction de l’esprit. C’est un sens du corps. » (3)
Il n’est jamais infamant d’avoir besoin d’être aidé dans cette pratique, d’avoir besoin d’être non pas conseillé ou rassuré mais paré, comme l’on pare un gymnaste qui s’apprête à effectuer quelque mouvement acrobatique encore trop méconnu de lui.
Il y a un mot espagnol qui traduit bien l’union de ces deux choses fondamentales et contradictoires que sont la résistance et la rêverie, qui n’a aucun équivalent en français. C’est le mot "aguantar", que l’on traduit trop rapidement la plupart du temps par le mot français supporter, alors que l’on devrait plutôt le traduire par la locution “résister et trouver sa manière à soi d’aborder les choses autrement, sans les éviter”. Un peu long, je le reconnais, mais ceci n’est pas une raison pour être négligent et se laisser détourner de ce que des êtres humains qui nous ont précédés ont perçu avec justesse. Ceci fait résonner d’autant mieux la phrase d’Albert Camus dans une lettre à Pierre Moinot : « Aller jusqu’au bout, ce n’est pas seulement résister, mais aussi se laisser aller. » Autrement dit : les pieds sur terre, la tête en l’air, et nous... tout entiers au milieu !
En cherchant un peu plus loin, j’ai découvert que le mot "aguantar" venait de l’arabe et de l’hébreu et signifiait littéralement “enfiler les gants”. Il a un cousin italien, "aggantare", qui signifie d’ailleurs empoigner. Et je ne peux m’empêcher de me rappeler l’expression, héritée de la coutume des chevaliers, “relever le gant”, qui signifie aussi bien accepter que relever le défi qui se présente à nous. Il n’est d’ailleurs pas du tout incongru de penser que résister et accepter auraient à voir ensemble, mais l’exploration de ce paradoxe apparent nous emmènerait ici trop loin. Il me faudra y revenir une autre fois.
Bien sûr on ne le fait pas exprès de ne pas aller bien (de ne pas se mettre en accord avec soi et avec son environnement). Mais ce n’est pas un argument. Il nous faut faire exprès d’aller bien, puisque ce n’est pas si spontané. Ou alors quoi ? Et le bonheur n’a rien à voir là-dedans. À moins que nous préférions faire exprès d’aller mal, nous n’aurions pas beaucoup à nous forcer, en effet : c’est plus facile.
« Argument est un mot ancien qui veut dire blancheur de l’aube. » (4) Chaque jour il nous faut attendre la blancheur de l’aube, se placer en elle et regarder. Avec attention. Parce que « il faut sortir à l’aube pour assister à la présence de quelque chose qui, d’ordinaire, reste invisible.»(5) Parce que c’est là que tout commence et recommence. Là que naît et renaît le champ du possible, dans cette lumière blanche, inattaquable et récurrente, sans nul doute intimidante. La souffrance nerveuse, c’est comme la blancheur de l’aube. Elle annonce, à condition de s’y tenir et s’y tenir encore, le jour nouveau, le seul qui dépende de nous réellement, du nouveau pas que nous nous laisserons imaginer, sentir et puis faire, un jour ou l’autre. La souffrance nerveuse est toujours l’aube du bien aller.
(1) Henri Michaux, "Poteaux d’angle"
(2) Camille de Toledo, "L’inquiétude d’être au monde"
(3) Pascal Quignard, "Mourir de penser"
(4) Pascal Quignard, "Vie secrète"
(5) Élisabeth Barillé, "L’oreille d’or"
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